Jules
Ferry est un homme politique du XIX ème siècle unanimement salué en
France en tant que père de l'école laïque. Il est moins apprécié des
Tunisiens pour lesquels il est le grand ouvrier de la mise sous tutelle
de la Tunisie par le traité de Bardo du 12 mai 1881. Il déclarera: "
Je
répète qu'il y a pour les races supérieures un droit parce qu'il y a un
devoir pour elles. Elles ont le devoir de civiliser les races
inférieures"...
Un peu plus d'un siècle plus tard, en 1987, Ben Ali prend le pouvoir
après avoir écarté Bourguiba qui l'avait élevé aux plus hautes
fonctions. La Tunisie sort alors d'une grave crise économique et le
premier ministre Ben Ali a déjà mené son pays vers le libéralisme
rompant avec la tradition socialiste puis dirigiste de Bourguiba. Le PIB
de la Tunisie a été depuis multiplié par quatre. On pourrait donc
penser que les Tunisiens se sont enrichis mais c'est surtout la famille
du président qui a raflé la mise. Pire encore, la corruption et le
clientélisme ont pesé trop longtemps et trop lourdement sur une économie
qui n'arrive pas à absorber l'arrivée massive de jeunes sur le marché
du travail. 40% des Tunisiens ont moins de 25 ans. Ces jeunes
connaissent un chômage terrible y compris les plus diplômés.
Cette inactivité a peut-être poussé certains d'entre eux à fréquenter
assidument les stades de football pour y assister à des rencontres à
l'issue desquelles il était de bon ton, pour tromper l'ennui, d'aller en
découdre avec la police... Eh oui coach Swight...
Mais l'inactivité des jeunes tunisiens a eu une autre conséquence :
l'éclosion de nombreux blogs et autres sites internet grâce auxquels la
parole s'est peu à peu libérée.
La pauvreté, la précarité, l'injustice, les violences, la libération
progressive de la parole, le renchérissement des matières premières (la
crise, toujours la crise...), tout semble réuni et il ne manque plus
qu'une étincelle pour mettre le feu aux poudres. C'est alors qu'un jeune
tunisien, victime de l'injustice comme tant d'autres, décide de ne pas
se contenter d'une étincelle... On peut débattre de la pertinence de
s'immoler par le feu. Toujours est-il que ce feu, alimenté par les
blogueurs, embrase le pays et commence à chauffer sérieusement le
postérieur de Mr Ben Ali qui devient le premier homme au monde à partir
chercher la fraicheur en Arabie Saoudite. Choix surprenant pour les Français qui s'attendaient à voir Ben Ali débarquer à Paris. Peut être
la présence d'une tonne et demi d'or dans l'avion aurait-elle posé
quelques soucis aux douaniers et politiques français... Je suis curieux
de savoir ce que les gens qui ont procédé au chargement de cet or ont pu
ressentir quand l'avion a décollé... Après ce que certains appellent
la première cyber révolution, la Tunisie vient de se débarrasser de Ben
Ali mais son avenir reste trouble... Que vont faire les anciens
caciques, les islamistes, les communistes... Verront nous des élections
en Tunisie cette année?
Ben Ali parti, c'est en tout cas l'occasion pour les médias français de
se lancer dans des débats sans fin sur ce que doit être l'attitude de la
France vis à vis des évènements tunisiens. On invite pour l'occasion
des Français qui connaissent très bien la Tunisie et les Tunisiens,
puisqu'ils vont tous les ans en vacances à Hammamet. Ne cherchez pas de
Tunisiens sur les plateaux télé pour parler de la Tunisie...
Les Français se demandent donc ce qu'ils doivent faire, eux qui ont
cette histoire si particulière avec la Tunisie, eux qui sont partagés
entre le sentiment de culpabilité et la condescendance, eux qui
s'imaginent que la France est vitale pour la Tunisie... Ils sont bien
les seuls à se poser cette question. Les Tunisiens n'attendent rien de
la France, pas plus aujourd'hui qu'il y a un an. Ils savent bien que la
France de Jules Ferry n'existe plus (tant mieux) et qu'ils n'ont rien de
bon à attendre d'une classe politique qui ne cherche qu'à préserver les
intérêts de grandes entreprises françaises qui furent parmi les
meilleurs clients de l'ancien régime et qui chérissent bien plus le fric
que l'Afrique. Nono
Photo : Martin Bureau/AFP/Getty Images
LA PLAYLIST (confectionnée par Paco)
1-
Anouar Brahem Trio «
Astrakan Café (1) » issu de l'album «
Astrakan Café » (2000)
Anouar Brahem, joueur de oud, instrument symbole de la musique arabe,
est profondément imprégné de son héritage musical arabe, et résolument
moderne, ancré dans son époque et tourné vers l'avenir. Un modèle pour
le peuple tunisien.
2-
Kanye West «
Power » issu de l'album «
My Beautiful Dark Twisted Fantasy » (2010)
le dernier album de Kanye West a été encensé par les critiques,
élu album de l'année 2010 par les magazines The Times et Rolling Stone.
Pitchfork lui octroyant même la rare note
de 10/10. "Power" qui utilise des samples de King Crimson vient ici
illustrer la prise de pouvoir, en 1987, de Ben Ali après avoir écarté
Bourguiba.
3-
Israel Vibration «
Crisis » issu de l'album «
The Same Song » (1978)
Au moment de la prise de pouvoir de Ben Ali, la Tunisie sort alors d'une
grave crise économique. Cette crise que le trio vocal jamaïcain (tous meurtris par la polio) chantait magnifiquement en 1978.
4-
Sly & The Family Stone «
Family Affair » issu de l'album «
There's A Riot Goin' On » (1971)
Sly Stone et Ben Ali ont en commun de connaitre une relation très forte avec la famille. Sly chante ici avec sa sœur Rose les bons et les mauvais
côtés de la famille. Ben Ali, quant à lui ne l'oublie jamais quand il s'agit de partager sa richesse.
5-
Rage Against The Machine «
Take The Power Back » issu de l'album «
Rage Against The Machine » (1992)
En manifestant dans les rues de Tunis, le peuple tunisien a décidé de prendre son destin en main et de récupérer le pouvoir, comme l'exhorte le groupe américain sur ce titre. Cet album est illustré
par la photographie d'un moine vietnamien qui s'immola publiquement à
Saïgon en 1963 afin de protester contre l'oppression gouvernementale
envers la religion Bouddhiste. ça rappelle un évènement déclencheur de
la révolution tunisienne, non?
6-
Amel Mathlouthi «
Kelmti horra (Live) » (2007)
C'est en 2007 que cette jeune musicienne d'origine tunisienne, exilée à Paris, chante cette chanson, Place de la Bastille :
"Nous
sommes des hommes libres qui n'ont pas peur, Nous sommes des secrets
qui ne meurent pas, Nous sommes la voix de ceux qui ont résisté, Dans le
chaos nous sommes le sens, Nous sommes le droit des opprimés."
7-
The Bug «
Catch A Fire » issu du ep «
Infected » (2010)
Kevin Martin aka The Bug propose ici un dubstep hypnotique et addictif
avec la chanteuse Kiki Hitomi. Sorti à l'origine pour commémorer le
20ème anniversaire du label Ninja Tune. Avec un tel titre, ils pourront le ressortir pour commémorer l'anniversaire de l'embrasement de
la Tunisie.
8-
Néry «
Feu! » issu de l'album «
La vie c'est de la viande qui pense » (2001)
On imagine très bien ce petit dialogue (signé de l'ancien membre des
Nonnes Troppo, puis des VRP) entre un voyageur et Ben Ali lors de son
embarquement pour l'Arabie Saoudite.
9-
Choc Quib Town «
Oro » issu de l'album «
Oro » (2010)
En Colombie, ce groupe est le fer de lance d'une nouvelle génération,
capable de marier la musique populaire afro-colombienne avec les
sonorités actuelles. Une fusion qui fait danser le monde entier,
peut-être même Mr et Mme Ben Ali autour de leur magot.
10-
Bob Marley & The Wailers «
Guiltiness » issu de l'album «
Exodus » (1977)
L'album Exodus est l'un des plus célèbre de Bob Marley, si ce n'est le
plus célèbre. Ce morceau se trouve sur sa face la plus militante et
parle de gros poissons : "
The big fish who always try to eat down the small fish". De quoi exacerber le sentiment de culpabilité.
11-
Del Shannon «
Runaway » issu de l'album «
Runaway » (1961)
C'est sur ce titre qu'on peut entendre un solo de Max Crook sur l'un
des premiers claviers électroniques. Historique! Ce titre, plus connue
en France pour la version de Dave sous le titre "
Vanina", pourrait très
bien accompagner la fuite de Mr Ben Ali.